Vu ici, sur le site Perspectives chinoises, un résumé d’un ouvrage de Johanna Handlin Smith (Directrice du Harvard Journal of Asiatic Studies).
L’intégralité de l’article peut être consulté ici, en voici quelques extraits en guise de résumé !
Ce texte aborde un thème qui est pertinent pour la réalité chinoise contemporaine. Dans un contexte où l’État tente d’assurer la stabilité sociale par l’établissement d’une couverture sociale plus généreuse et la mise en œuvre de mesures permettant de venir en aide aux populations vulnérables, beaucoup s’interrogent sur le rôle de la philanthropie pour appuyer l’État.
La perception a longtemps prévalu que les Chinois ne pratiquent la charité qu’envers leurs proches ; que leur bienveillance manque de piété et n’est pas entièrement désintéressée, et qu’elle ne sert que les intérêts des élites. Et pourtant, rappelle Smith, la langue chinoise dispose d’un vaste répertoire sémantique pour décrire les activités caritatives, nous permettant de voir là l’indice d’une pratique sociale bien enracinée dans ce pays.
Le portrait que trace Smith des « sociétés pour le bien commun » (tongshan hui) et autres associations philanthropiques, contribue à enrichir davantage notre portrait de cette époque. L’auteur prend bien soin d’éviter le recours à des critères tirés de l’expérience occidentale lorsqu’elle cherche à identifier les principes qui motivaient les philanthropes chinois durant la période Ming. Son étude est très sensible à la difficulté de comparer la pratique de la charité en Occident, intimement liée aux institutions religieuses, et définie comme une activité qui a lieu à l’extérieur du cadre familial, à la pratique de la charité en Chine.
Elle note aussi l’absence de frontière nette entre la philanthropie pratiquée par les notables et la mission traditionnelle d’aide aux personnes défavorisées qui incombait à l’État.
Les activités caritatives de la fin de la dynastie des Ming ayant laissé peu de traces à cause des destructions occasionnées par les désordres politiques ultérieurs, l’auteure a compensé ce problème par l’examen minutieux des écrits laissés par cinq personnages exceptionnels ayant pris l’initiative de mettre sur pied et de soutenir des activités philanthropiques dans la province de Zhejiang.
Les cinq notables que Smith étudie ont vécu entre 1548 et 1672, durant la période tumultueuse qui voit l’empire Ming connaître son apogée puis succomber à ses contradictions internes avant d’être submergé par les Mandchous.
L’auteure se penche dans un premier chapitre sur les sociétés pour la libération des animaux (Fangsheng hui), qu’elle présente comme précurseurs des sociétés de bienfaisance dans les valeurs de compassion universelle qu’elles épousent, mais aussi dans leur souci de préserver l’ordre social.
Dans le chapitre suivant, elle souligne dans sa présentation des sociétés de bienfaisance que l’autorité de leurs fondateurs reposait plus sur la force de leurs convictions morales que sur l’étendue de leurs propriétés ou leurs réseaux d’influence.
Le troisième chapitre indique que ces sociétés de bienfaisance, les premières du genre en Chine, représentaient non seulement une alternative aux institutions bouddhistes et à l’État, mais aussi aux pactes ruraux (xiangyue) – ces institutions par lesquelles les fonctionnaires tentent d’inspirer la bonne conduite –, à la charité individuelle et, pour finir, à la pratique du don à travers des associations lignagères (basées sur le lignage).
Smith révèle dans le chapitre 4 que les sociétés de bienfaisance émergeaient en réponse à une réalité socioéconomique nouvelle, soit la montée d’une classe marchande prospère soucieuse d’asseoir sa légitimité dans l’économie morale chinoise, et voyant donc dans la pratique de la philanthropie la démonstration que la valeur ne dérivait pas seulement de la connaissance des classiques qui étaient l’apanage des lettrés.
Le chapitre suivant propose un éclairage différent sur les sociétés de bienfaisance, en s’appuyant sur les écrits laissés par Lu Shiyi, lui aussi animateur d’une société de bienfaisance, mais d’extraction plus modeste que ses pairs. Son témoignage, proposant une description réaliste et désabusée de ces sociétés et du contexte où elles évoluaient, apparaît surtout utile et informatif aux yeux de Smith, parce qu’il met aussi en relief le fait que c’est l’optimisme des notables qui permettait à ceux-ci d’assurer le développement de leurs activités caritatives.
Les crises que Smith examine jettent des éclairages différents sur les sociétés de bienfaisance.
Elle propose dans le chapitre 6 une explication psychologique pour aider à comprendre la capacité de la population de la préfecture de Shaoxing à se mobiliser pour faire face à une situation de famine. Cette mobilisation aurait été rendue possible grâce aux pressions incessantes exercées sur le préfet par Qi Biaojia, un riche propriétaire terrien de la région responsable d’une société de bienfaisance, et qui aurait été porté à agir de la sorte suite au décès de sa mère.
Le chapitre 7 avance un point capital qui ne manquera pas d’intéresser le lecteur préoccupé par des situations contemporaines : le soutien officiel de l’administration publique s’avérait indispensable pour permettre l’organisation efficace de secours par des sociétés philanthropiques.
Dans le chapitre suivant, Smith met l’accent sur les interactions sociales que les sociétés philanthropiques mettent en œuvre. Elle montre que la fourniture de médicaments et d’autres bonnes actions offraient à des individus de toute condition des occasions pour affirmer leur influence.
Finalement, dans son dernier chapitre, elle démontre à quel point les actions de philanthropes ont contribué à transformer l’économie morale dans la préfecture de Shaoxing à la fin de la dynastie des Ming. Les bonnes actions, conclut-elle, n’étaient plus tant une obligation morale que la source d’un intense sentiment d’accomplissement, grâce à l’inspiration d’individus exceptionnels.
L’étude par Smith des écrits laissés par les notables ayant mis sur pied des sociétés philanthropiques révèle l’importance des autorités politiques locales, même lorsque l’autorité du gouvernement central semble fléchir.
Un autre constat inattendu, souligne Smith, est le fait que quatre dirigeants sur cinq des sociétés philanthropiques qu’elle a étudiées appartenaient à l’élite locale. La crainte du désordre, les tragédies personnelles, le souci de maintenir la réputation de son clan familial constituent autant de facteurs les ayant poussés à aller dans cette voie.
Il est néanmoins remarquable que ces individus aient agi de la sorte : ceux qui investissaient beaucoup d’énergie ou de ressources dans les activités caritatives, note Smith, couraient toujours le risque d’attiser les jalousies de leurs pairs.
L’ouvrage de Smith soulève un grand nombre de questions pertinentes pour la Chine contemporaine.
- Dans quelle mesure le désir de « faire du bien » demeure-t-il un moteur de la philanthropie aujourd’hui ?
- Dans quelle mesure les nouvelles générations d’entrepreneurs souhaitent-ils soutenir financièrement le développement de la charité ?
- Quel rôle sont appelées à jouer les associations religieuses dans ces tendances ?
L’ouvrage de Smith apporte un démenti cinglant à la thèse d’un manque d’esprit caritatif, de compassion, ou de comportements désintéressés dans la tradition chinoise qui expliquerait les difficultés auxquelles se heurtent les tentatives de développer des associations philanthropiques en Chine contemporaine.
L’auteure démontre qu’une longue tradition philanthropique a existé dans ce pays, et donc que l’on trouve un vaste répertoire de pratiques sur lesquelles les associations caritatives contemporaines peuvent s’appuyer.
Cet examen, cependant, ne doit pas mener à un optimisme exagéré : un gouffre vertigineux sépare la Chine de la dynastie des Ming et la République populaire.
Si les communications, la richesse collective et la capacité de l’État permettent de décupler les possibilités de créer et d’étendre des réseaux philanthropiques, les exigences du mode de vie consumériste contemporain et la méfiance de l’État envers des associations indépendantes constituent des obstacles imposants.